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Journal de citoyen bordelais déconfiné

Journal de citoyen bordelais déconfiné

Chronique d'humour parfois noir sur la crise de la Covid-19 (20, 21, 22...) et pour oublier la guerre nucléaire à nos portes


Nul n’est prophète en son pays*

Publié par Fred Desk sur 15 Novembre 2022, 11:32am

Canal latéral à la Garonne, avant Moissac, Lot-et-Garonne

Canal latéral à la Garonne, avant Moissac, Lot-et-Garonne

 

« Nous sommes tous des farceurs : nous survivons à nos problèmes. » (Emil Mihai Cioran).

Ou encore : « J'ai vu des gens se prendre tellement au sérieux qui ne sont que des pitres aux yeux de l'infini. » (Valérie Lagrange).

 

Ma valise était légèrement garnie, mais prête depuis la veille, j’étais moi-même décidément disposé à partir, j’ai sorti le chien une dernière fois avant de lui dire au revoir pour la fin de semaine et de le laisser à mon fils, encore au lit avec sa douce. Sorti dans la rue, j’ai hésité entre aller à la gare à pied ou en bus. Mal m’en a pris, je me suis dirigé vers l’abribus où un jeune gars consultait les horaires, je lui ai demandé ce que cela donnait, sachant que c’était un jour férié : il fallait attendre un bon quart d’heure, ce que j’ai fait, n’ayant pas la vaillance pour une marche de trente minutes. Une voisine et sa fille avec leurs petites valises à roulettes nous ont rejoint. Un sourire et un bonjour, puis je me suis démêlé les cheveux, assis sur le banc, en guettant ce véhicule qui n’arrivait pas. Il s’est pointé après que j’ai fini d’envoyer un message à mon amie, lui expliquant que ça allait être limite pour attraper le train. Le transport en communauté bigarrée était particulièrement bondé, car tellement rare, et arrivé dans la rue de Bègles, il s’est immobilisé pendant plus de cinq interminables minutes. Un mec affolé s’était adressé au chauffeur pour lui demander comment faire pour récupérer son sac « avec toute sa vie dedans », laissé dans un bus précédent. Tous les passagers ou presque prenaient patience pendant que le conducteur et le naufragé se consultaient longuement afin de trouver une solution pour récupérer le sac égaré. Une passante de mes connaissances lointaines s’enquérait de la situation depuis le trottoir à travers la porte ouverte, très concernée par la douloureuse infortune et prétendant que ce malheureux bonhomme avait été au bord du malaise en s’apercevant de sa  bévue. Scrutant ma montre et n’y pouvant plus, je coupais court aux palabres en proposant aux acolytes de monter dans le bus pour nous accompagner jusqu’à la gare. « Vous allez voir, ça va être sympa » (amusement des passagers) et je précisais qu’une solution serait sans doute trouvée en chemin, mais surtout qu’ainsi, des gens ne manqueraient pas leur embarquement ferroviaire. Je passe les échanges désagréables avec la sauveteuse-en-chef banlieusarde fort grossière, par ailleurs militante énervée et vieille peau notoire.

 

Finalement repartis sans les deux protagonistes de l’incident laissés à leurs émotions passagères, la radio du réseau de transport métropolitain nous apprenait peu après que le sac avait été retrouvé, provoquant chez moi un goguenard « Alléluia » de soulagement et un nouveau succès d’estime auprès de l’assistance. Enfin descendu du bus devant la gare, regardant l’horloge sur la façade qui indiquait avec froideur et détachement 11 heures et 22 minutes, soit pile l’horaire prévu du départ de mon train, je me frayais rapidement et sans grand espoir un chemin parmi les voyageurs du long week-end pour rejoindre le quai vide, à l’exception d’un homme de sécurité me demandant si j’allais à Toulouse. Je n’étais pas d’humeur à lui demander en retour de quoi il pouvait bien se mêler ou à prétendre que j’étais juste là pour faire un petit tennis. Le train était encore immobile mais les portes étaient désespérément fermés. Malgré une ultime requête auprès des autorités ferroviaires, j’étais effectivement contraint de demeurer comme un con sur le pavé et de regarder le Ouigo-but-not-you s’ébranler vers ce cher sud en chuintant bruyamment. Il me fallait « prendre le suivant », comme le conseilla fort opportunément et sans blague le serviable mais désœuvré agent. Cela serait évidemment à mes frais, comme je devais l’apprendre de mon application connectée aux chemins de fer, tous les guichets étant définitivement désertés en ce jour chômé. Dépité, je m’appuyais sur les mains courantes et les pierres blondes du flanc de Saint-Jean, m’immobilisant au soleil qui réchauffait ma froide colère après le monde entier, les chauffeurs inconséquents, les passagers inertes, les aidants oublieux de l’intérêt général au profit de leurs velléités de bons samaritains bien-pensants, mais ignorants des petits drames provoqués par leur égocentrisme fat et court-termiste. Je songeais à la citation de Karl Marx, un autre militant, celui-ci beaucoup plus méritant : « Les hommes font l’histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font. », et à présenter la note de mon infortune à la spécialiste de l’entraide sélective et subjective à mon retour au pays de la lie de vin, mais je devais pour le moment boire mon calice jusqu’à l’hallali dans une amère solitude insondable et la cruelle indifférence de mes contemporains, et décidément cette phrase est beaucoup trop longue. Ce que je ressentais alors était un sentiment de profonde détresse, j’exagère à peine.

 

Ils auraient pu m’attendre

Quelque peu remis de mon cuisant échec et bien décidé à ne pas annuler pour autant (ou si peu quand on relativise) mon séjour à distance respectable, suffisante et désormais nécessaire de ma ville et de sa population momentanément honnis, je me dirigeais vers la gare annexe, moins bondée et orientée au sud-ouest, mon exposition préférée. Un malheur n’arrivant que très occasionnellement de manière isolée, la machine à café a ingurgité mon crédit et ne m’a pas délivré le latte commandé. Bien décidé à ne pas me faire avoir une nouvelle fois en ce jour d’excrément, j’appelais la ligne chaude et un cordial Lyonnais m’a répondu quelques minutes plus tard que je serais remboursé aussi tôt que cela serait humainement et techniquement possible, mais de bien vérifier quand même mon compte en banque pour en être sûr et certain et sans aucun doute qui serait amené à subsister dans mon esprit parfois quelque peu torturé. Je me rabattais sur la maison de la presse et y demeurais assez de temps pour lire quasiment toutes les couvertures de livres, de magazines et les unes des canards en toutes langues. J’ai pris un bouquin de la talentueuse, sensible et lumineuse Leïla Slimani, le Charlie Hebdo et son hors-série sur le funeste mondial qatari, pertinemment intitulé « Planète on t’encule ». Je n’ai pas payé ce dernier, la cordiale mais peu observatrice caissière ayant omis de déplier l’ensemble du lot abandonné négligemment sur le comptoir par mes mains madrées. La chance était-elle en « train » de tourner ? En tout cas, je n’avais pas envie de quitter les environs de la gare, j’y étais j’y restais, comme un étranger perdu dans ma propre ville, patientant pour aller voir ailleurs si le bonheur y était. J’ai grignoté dans le hall en lisant un peu, le téléphone se chargeait dans l’une des prises prévues à cet effet, j’étais distrait par les sons qui résonnaient dans le hall, les voyageurs allaient et venaient, la plupart en solitaire et les yeux souvent rivés à leurs portables. Une voisine de siège discutait avec un invisible « Raillanne », elle avait ses écouteurs sans fil, on aurait dit qu’elle parlait toute seule, et puis les douces voix aux vertus calmantes des dames des chemins de fer du midi annonçaient, après une pastille sonore répétitive et peu mélodieuse, donc contre-productive, les nombreux retards et parfois leurs causes particulièrement variées.

 

Je suis allé fumer une dernière clope dehors, là où les taxis poireautaient en attente du chaland. Le train était affiché sur l’écran des départs, mais j’attendais son numéro de voie et donc mon tour, comme les autres usagers anonymes. Je me sentais seul, très seul, petit, tout petit, mais rassuré d’avoir survécu à cette longue attente vide de sens. Des jeunes dynamiques se disaient en se séparant le fameux tic de langage « okay vas-y ». J’avais 82 pour cent de batterie, cela devait suffire jusqu’à la ville rose, ou plutôt rouge, à mon humble avis. L’appli hassanseïef (c’est possible, vieille vanne) me prévenait alors que « mon » train était fort retardé entre les grandes rivales de la Garonne par une « intervention des forces de l’ordre ». J’imaginais un vulgaire pugilat entre passagers excités, tout le monde n’a pas mon sage recul. En tout cas, je finissais par être pour le moins satisfait de l’avoir raté, ce tortillard ! J’apprendrai plus tard, en recevant un bon d’achat de 4,75 euros, que le comportement d’un voyageur avait nécessité que la police monte à bord. Mon train virtuel avait été « retenu en gare d’Agen » pendant une heure. Le nouveau mien était « à l’heure », arrivant de la capitale en se frayant un passage entre les quais bondés de « ouikenders », pressés de s’entasser encore davantage dans des rames qui dégueulaient les Parigos pour aussitôt avaler les Garonnais. Lassé de fatigue, ou plutôt fatigué de lassitude, j’ai roupillé jusqu’à la fameuse gare agenaise, désormais rendue à son train-train quotidien. Quelques minutes d’arrêt, un passage par Montauban « -Ville-Bourbon » (pour ne pas la confondre avec Montauban « -Ville-Nouvelle », on en apprend chaque jour) et de nombreuses pages de mon bouquin plus loin, je réalisais en sentant le convoi ralentir à travers une banlieue commerciale que j’étais déjà arrivé à destination. La nuit s’avançait, j’étais parti de chez moi avant le milieu de journée, le temps de voyage avait triplé, mais la piteuse mésaventure était quasiment oubliée. Je signais l’Armistice avec mes petits soucis insignifiants au regard du destin de l’Univers, et m’apprêtais à prendre le temps de fourmiller et de me perdre pendant quarante-huit heures dans une cité qui, elle, je lui en étais tellement reconnaissant, voulait bien m’accueillir à bras ouverts.

 

Post Scriptum : quelques jours plus tard, un courriel : « Ouigo Service Client : Avez-vous fait bon voyage ? Pas de secret entre nous, dites-nous tout ! » Comment vous dire ? « Ta gueule ! »**

 

* Évangiles selon Luc et Mathieu

** Mots prononcés à mon intention par la philanthrope-misanthrope du bus, en autres termes : la grosse conne.

 

 

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