Virée dans le Larzac en bonne compagnie
Évités, les bouchons de Bordeaux dévolus aux retours d’aoûtiens, en passant par des banlieues de rive droite nordique inconnues de ma chauvine personne, mais familières à mon pote en partie originaire du cru, le pauvre homme. Sabarèges, Sainte-Eulalie, visite expresse de ces contrées reculées à quelques encablures de notre Bordeaux-Bègles-Sud familier, pour accueillir dans le véhicule Lola, la grande fille de mon ami. Désormais, nous croisons vers le Midi et cette « Occitanie » dont une minorité s’est approprié le nom sans nous demander notre avis, à nous autres Occitans de l’Ouest (ni à ceux de l’Est, bien trop occupés à bouter les Sarrazins hors de nos territoires franchouillards). Mais je m’égare en chemin glissant.
Sitôt installé à l’arrière de la berline suédoise je m’endors profondément entre Sauternais et Agenais, quant à l’autre Fred, il roule à vive allure, mais toujours bien, je peux récupérer confortablement de mes travaux domestiques. On file bon train sur l’autoroute des deux mers, passant négligemment tout près de mes racines marmandaises pendant que ça discute à l’avant. Pause café et deux clopes enchaînées à l’aire aquitaine de totale énergie, où les accents des employés chantent la Garonne, pour arriver à Toulouse en un clin d’œil, sans apercevoir les casernes montalbanaise et castelsarrasine des Poilus sudistes. Les greatest hits et la voix caverneuse de Joe Cocker en fond roque, le conducteur gasconne : « Ça roule essessivement bieng sur la rocâde. » Pas à fond la caisse, certes, mais on se rattrapera dans le « Lauraguès ». Un panneau en travers de la chaussée : « Like ta vie pas ton smartphone ». Lâchez vos écrans, les gens ! Il est vrai qu’ils sont nombreux à conduire avec des yeux schizophrènes entre réel et virtuel. Du côté de Blagnac, un beluga bien vivant d’Airbus arrive sans doute d’Outre-Rhin.
Ralentissement en rase campagne à hauteur de l’autoroute d’Andorre, les tournesols font la gueule, tête tournée au sol. 30 degrés à l’extérieur, climatisation à bord, quelques passages nuageux, j’admire le clocher de Port-Lauragais et le canal du Midi en pays qui s’annonce cathare. Le trafic est devenu définitivement accordéonesque jusqu’à Carcassonne et au-delà. Je finis le dernier pastel de nata et notre chauffeur goûte un cookie issu d’un paquet ouvert retrouvé sous son siège. « Pas mou », dit-il. Il renchérit : « Je les garde pour le petit-déjeuner ! » Rien n’est moins sûr, il me prie de les « serrer » à l’arrière de l’habitacle, mais ne devrait pas les revoir demain. Waze évoque une arrivée à l’heure du journal régional de France 3, pour le décompte des victimes des orages corses et les témoignages de vacanciers rescapés qui pourront en parler des heures cet hiver et même les suivants dans leur Pas-de-Calais. L’aventure des congés, c’est aussi l’aventure, même pour nous, qui sommes immatriculés dans le Nord, comme de vulgaires estivants. Ils vont bien rigoler, les locaux, en nous voyant passer sur leur Larzac, mouton mouton soumis docile et sans rébellion bêê bêê je suivrai tout ce qui vous plaît m'plaît (big up à la Souche).
Dernière virée avant la rentrée, photo furtive de la Cité cosmétisée de « Carca » entre les cyprès, on déposera Lola, sa bouteille de Ricard et ses boules Obut chez une copine héraultaise récemment rencontrée à… Garorock Marmande et après, on grimpe sur le plateau. Ah ! On passe aux choses sérieuses, voici les fondamentaux musicaux : Hell’s Bells. J’arbore le t-shirt du World Tour 1980 d’AC/DC, choix idoine (mes parents m’avaient alors interdit le concert de « rock dur » au parc des expos). Je dodeline de la tête comme un citoyen temporaire de Clisson, mais pas d’air guitar pour moi, cette fois. La semaine dernière, ma fille m’a enregistré à mon insu à l’avant du véhicule, reprenant quarante ans après mon excitation défoulatoire de boums dans les garages. L’air devient azuréen, la tramontane a chassé les moutons, à mesure qu’on se rapproche de la côte audoise, on dirait le Sud. On n’est pas à un cliché près. Une colline a brûlé, ici aussi. Château cathare de Saint-Martin de Toques à tribord, pins parasols sous le soleil rasant, vignobles des Corbières, bientôt les vendanges. Déjà Narbonne, sa cathédrale, son Trenet, les étangs, Sigean, Gruissan-Plage, la mer d’huile de bronzage, et l’autoroute encombrée qui remonte de Catalogne et que nous devons emprunter sur quelques kilomètres. « Oh putain ! », dis-je en apercevant la longue file de véhicules. « On va se faire ralentisser ! », s’exclame Fred. Nos assistants de navigation respectifs divergent sur l’heure d’arrivée, à sept minutes près. Nous ne serons jamais tout à fait d’accord, avec une exception : le reggae sound, désormais dans les enceintes.
Le sud en boucle
Come on ! On sort à Béziers, laissez-nous partir en vacances, et rentrez donc chez vous, avec vos immatriculations improbables. Aire de Vinassan Sud, comble, le monde européen et maghrébin a rendez-vous ici, on fait seulement un arrêt pour satisfaire nos besoins naturels. Je fume à l’abri du vent. Les « toutristes » croient que j’ai plein d’amis avec qui j’échange très sérieusement des messages. En fait, j’écris pour passer le temps et me souvenir de ce trajet, comme des autres, c’est tout. Langues gutturales autour de moi, SOS forêts fragiles, j’écrase consciencieusement ma clope sur le macadam et je rejoins le SUV, veni vedi Vinci. On quitte l’A9 pour emprunter l’A75 vers Millau, via Pézenas avec un accent aigu et en prononçant bien le « asse », tout comme quand on passe par sa commune de banlieue, nommée « Conas ». On a raté le début du journal télévisé, mais je doute qu’ils le captent vers Saint-Guilhem-le-Désert. Lola fait remarquer un cactus isolé qui trône sur le bas-côté de la bretelle de sortie, pays chaud à l’année. À gauche, le mont Aigoual et son relais annoncent Gignac, aux prises avec les flammes en juillet, on franchit le pont sur le fleuve Hérault. Il fait plus frais, le soir s’avance et le vent forcit. Gorges de l’Hérault, Causses et Cévennes, je trouve mes clopes à Montpeyroux. Un miracle, mais non, ici c’est la grande banlieue de Montpellier, on y trouve presque tout, sauf des canelés. Col du Vent, route de montagne D9, forêt domaniale de Notre Dame de Parlatges, on passe du chêne au sapin et du plancher des vaches au pays des ovins, à 703 mètres.
Au soleil couchant, on s’essaie à quelques photos et on passe un panneau « patrimoine mondial de l’UNESCO ». Nous nous garons enfin à La Vacquerie, je salue avec Fred ses potes handballeurs du lycée Montaigne. Comme quoi, on peut être intello, sympa et faire un sport de mules. Autre bon point : la camaraderie et le chambrage y semblent similaires à ceux du monde de l’Ovalie. On nous sert une bière locale indian pale ale brassée par l’aubergiste belge enraciné en Aveyron, je goûte à la tartine du Larzac, à la flaune, un sucré salé fromagé, au vin du cru, gouleyant. On part dormir dans un gîte de spéléologues, comme si on en était. En ce qui me concerne, il n’a jamais été question de m’enfiler dans un réduit. Au matin, après avoir rapidement salué deux randonneurs des profondeurs, le garçon et la fille aussi secs que nous nous portons bien, on s’arrête prendre un café au Caylar, porte Sud du plateau. En repartant vers le coeur du Larzac, je reconnais l’hôtel où je suis monté, plutôt que descendu, 12 ans auparavant, quand j’errais dans le Lodévois pour un bureau d’études bordelais. Je découvre enfin La Jasse*, Maison du Larzac, en même temps que j’aperçois les haubans du viaduc de Millau. Je vois notre hôte du jour Laurent, des années après l’avoir servi dans mon bar, accueillir ses clients avec soin et humour, j’aperçois Léon Maillet, l’historique de « La Lutte » des seventies, qui se pointe bon pied bon œil, ce dernier surtout pour les femmes, et plaisante avant de s’éclipser. Nous buvons un café, puis un cola du plateau et une limo au sureau, artisanaux et bio, bien sûr.
Nous partageons sous le préau de La Jasse un délicieux repas de côtelettes d’agneau arrosé de vins locaux et d’un peu de bordeaux, c’est mon humble participation. Tout le reste est généreusement offert. Je commande une glace au roquefort, « on adore ou on déteste », me dit Olivia, la compagne et associée de Laurent. Je me régale, et tout autant quand je fais mon marché littéraire, iconographique et gastronomique dans la bergerie transformée en débit de produits locaux, puis on fait un détour au Rajal del Gorp (le ravin du corbeau), où en 1971 face au terrain militaire, 25000 personnes ont raillé Debré qui parlait de coin « déshérité », ce con ! Nous dérangeons les choucas, derniers occupants avec les lièvres des lieux désertés par les militants. Dans les murs de La Couvertoirade, village médiéval beaucoup plus authentique que d’autres célébrités à touristes, nous dînons avec un charmant couple d’amis de Fred, son ancien capitaine handballeur jovial et son épouse complice, d’une crêpe qui n’a pas rien de bretonne. Mes papilles se souviennent encore avec délectation du goût du chèvre, du miel et de l’huile d’olive. Pas de cidre, mais de la bonne bière locale, encore et toujours. Chez Laurent, je déplie le futon, comme quand j’étais étudiant. On dérange les chats de la maison et je dors comme un chaton.
Le lendemain matin, l’impressionnante et majestueuse curiosité géologique du cirque de Navacelles est laissée sur la gauche, puis le col du vent est repassé en sens inverse, non sans avoir répété que ce Larzac est vraiment un endroit à part, marquant, presque magique. Nous quittons le plateau par les terrasses, laissant derrière nous son silence trompeur, avec au loin la grande bleue bordée de nouilles en vacances. C’est le matin, impossible d’obtenir une chocolatine sans espèces, car « pas de CB » est écrit et revendiqué partout dans les commerces, en tout cas pas en deçà d’une coquette somme. Bande de petits coquins radins et qui font du black ! Tant pis, le ventre vide, je note les noms des hameaux, la Thongue, la Lène, et avant Béziers, le chemin des Faysses. Sur ces entrefaites, un sandwich est avalé promptement, Lola est réintégrée dans le trio bordelais après sa fête au village, je me rendors rapidement et ne vois toujours pas Ô Toulouse, ni même Agen même, tout juste la banlieue de Bordeaux pour reprendre ma voiture et aller me coucher. Bientôt, ce sera le retour au train-train quotidien, pour se reposer des voyages.
* Une jasse (jaça en Gascogne) est une bergerie en pierres, gîte pour bêtes et humains (ajassar signifie se coucher).