S1E50 ou -6 !
"Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte." Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt, citant Karen Blixen
Six jours et cette interminable séquence, confinée et inédite, devrait prendre fin. Ce journal a surgi spontanément de mes doigts il y a cinquante jours, quand ce n’était pas encore le printemps et que nos perspectives se sont brutalement rétrécies sous la contrainte d’une épidémie insoupçonnable. Sans doute me suis-je immédiatement astreint à cet exercice d’écriture quotidienne parce que je pressentais, inconsciemment, que le temps allait être long et ardu. C’était avant tout pour moi, pour prendre et passer le temps, tenir et comprendre la distance, exprimer mon ressenti et mes réflexions. J’ai également pensé à mon entourage, connaissances ou curieux inconnus, de passage quelques instants entre mes lignes. Cela pouvait servir. Quelques témoignages m’ont encouragé à poursuivre cette expérience, comme d’autres utilisent leurs talents pour lire, chanter, jouer de la musique ou proposer des recettes de cuisine sur la toile. Notre but à tous ? D’abord se sentir exister, partager la communauté de destins, la joie, l’humour, l’indignation, la spiritualité et la convivialité avec tous les isolés qui le veulent bien et qui en ont besoin en ces journées particulières. C’est aussi un festival d’égos en danger qui crient à qui veut les entendre qu’ils existent et voudraient bien laisser une trace, être aimés avant de disparaître. J’en fais partie, je l’assume et je pourrais même le revendiquer haut et fort sur les toits, si seulement mon blog pouvait avoir davantage d’audience. Nous ne sommes pas tous intéressés par un dérisoire quart d’heure de célébrité, mais nous cherchons tous de la reconnaissance. Quoi qu’il en soit, mes billets d’humeurs et éditoriaux critiques ont peu à peu, et sans calcul véritable, laissé la place à des brèves satiriques sur l’actualité (on ne se ne refait vraiment pas), puis à des balades touristiques et culturelles pour s’évader, parler d’autre chose, faire de petits sauts créatifs et sortir des sentiers battus.
C’est maintenant la dernière ligne droite, je dois avouer que je suis confusément tenté de lâcher l’affaire, en dépit de l’envie d’écrire qui ne tarira jamais. Pourquoi ? Parce que la ligne d’arrivée est en vue. Le temps est venu d’expérimenter la "mort du groupe", comme lorsqu’une jolie colonie de vacances va s’achever. Chacun doit reprendre ses cliques et ses claques, retrouver sa petite routine, renoncer à l’avant prometteur et au pendant confortable, pour envisager l’après, incertain, ou même pire : éventuellement immuable. Je pense à ce que nous vivions, vivons, vivrons. Il se trouve que depuis quelques jours, nous sommes déjà sortis du confinement, et c’est tant mieux. C’est le retour au travail pour certains, il faut gagner sa vie et relancer l’activité sociétale, "quoi qu’il en coûte". Soit. Les échanges reprennent également et inexorablement au-delà du voisinage immédiat, les rues retrouvent de la vie, se remplissent de gens, de bruits et de véhicules, comme avant. L’insouciance spontanée conjure la longue anxiété. C’est aussi tant pis, car dans nos régions jusque-là relativement épargnées par le virus, notre nouvelle et subite envie de sortir de nous-mêmes et de chez nous pourrait menacer la santé des plus fragiles. C’est humain : nous avons reçu une injonction d’exil intérieur alors que rien ne nous y préparait, puis l’injonction contraire alors que nous ne sommes manifestement pas prêts. Alors ça lâche, se relâche et se détache, ça résiste, se rebiffe et se libère.
De toute manière, et c’est sans doute ma déception, nous ne sommes pas disposés à renoncer à nos modes d’existence et à changer nos habitudes. Je crains même une revanche et un rattrapage sur le temps que beaucoup pensent avoir perdu pendant ces neuf semaines. Il n’y a aucun nouveau monde à l’horizon, c’est un mirage, l’utopie, littéralement "en aucun lieu". C’est aussi parce que nous n’y croyons pas, nous pensons que nous n’avons pas le choix, nous n’oserons pas nous le donner et on ne nous le donnera pas, c’est bien la réalité ! "On rebâtira sur la base de ce qu’on a fait avant la crise", dixit le jeune vieux Président. Certes, il y a bien eu une mobilisation générale des solidarités, par exemple entre voisins qui ne s’adressaient pas la parole auparavant, ou avec certains oubliés de la sacro-sainte croissance, ces "petits" métiers, rouages essentiels à la bonne marche de la société. Oui, des choses ont évolué, chacun peut le constater à son niveau. Nous avons bien réfléchi au sens de "tout ça" et changé de vision du monde pour certains, trouvé des ressources insoupçonnées pour d’autres, mais il faut se faire une raison et rentrer dans le rang, sans même pouvoir se serrer les coudes, distanciation oblige. Les familles des 25 000 morts et quelques du Covid-19 vivent une catastrophe humaine et les victimes collatérales seront innombrables, la crise économique et sociale faisant déjà des dégâts. Le coup est rude et il est planétaire. Cela dit, le temps de l’effondrement n’est même pas arrivé, pas encore, pas cette fois-ci. Nous allons avoir un répit. Nous ne le mettrons sans doute pas à profit. J’espère me tromper, pourtant. À demain.
FD